— 01h00, le réveil sonne après une courte nuit. Un coup d’oeil par la minuscule fenêtre de la chambre de notre refuge, perché à plus de 3850m d’altitude sur les flancs du vieux volcan éteint.. Les étoiles brillent dans un ciel sans nuage… des conditions idéales pour le sommet ? Pas si sûr.. Les hurlements du vent sont un premier indice de ce qui nous attend dans les prochaines heures… Le petit déjeuner est rapidement avalé, on tente de recharger au maximum les réserves en prévision des efforts à venir, sans vraiment d’appétit, machinalement.. toutes les pensées sont déjà tournées vers le sommet…
—02h15, skis aux pieds, sac sur le dos, c’est l’heure du départ. Après plusieurs mois de préparation, des dizaines de milliers de mètres de D+, c’est l’heure de vérité.. Moi le passionné de montagne qui n ‘a jamais skié, je me prépare à affronter les 2000 m de dénivelé qui me séparent du sommet de l’Elbrouz, point culminant du continent européen, avec ses 5642m d’altitude. Dans une grosse dizaine d’heures je saurai… si ma préparation a été bonne… si ce projet fou de gravir l’Elbrouz et de le redescendre en Snooc est réalisable…—
—Le Snooc … Ma rencontre avec ce merveilleux engin de glisse au détour d’une page internet il y a deux ans… mon entrée dans cette petite famille de passionnés en tant qu’ambassadeur pour la Maurienne… tout ça me revient en mémoire au moment d’affronter mon destin… Ce sera dur, je le sais, mais ma motivation est sans faille. Je veux le faire, pour eux, pour moi…Parce que le Snooc c’est un formidable engin de glisse qui permet à un non skieur comme moi de réaliser ses rêves d’aventurier…
Même relativement abrités par les bâtiments, les bourrasques de neige nous saisissent, sitôt quitté le confort et la chaleur du refuge.Il fait nuit noire, nous nous mettons en route, sans un mot, déjà concentrés sur l’objectif de la journée, les 5642m du sommet de l’Elbrouz.
—Les premières centaines de mètres ne sont pas très difficiles et permettent de se mettre en jambes en douceur. Puis, d’un coup, la pente, à découvert et battue par le vent et les tourbillons de neige, se fait plus abrupte. Le souffle s’accélère, difficile de bien respirer quand la cagoule vous enveloppe la bouche pour vous protéger du vent glacé… Le cœur s’accélère, j’essaie de trouver le rythme sur le lequel je peux tenir des heures et des heures sans m’épuiser.. c’est ce qu’il faudra faire si je veux rallier le sommet…
—Plus nous montons plus les bourrasques se font violentes. La neige fine et glacée s’immisce par tous les interstices des vêtements, elle défile en continu dans le halo de ma lampe frontale, plus ou moins rapidement selon la puissance des rafales.. Le vent ne laisse aucun répit, il ne faiblit jamais.. La montagne semble nous dire : « je ne vous laisserai pas passer aussi facilement, il va falloir mériter mon sommet.. ».
Je dois me résoudre à enfiler mon masque de ski en pleine nuit, faute de quoi il me sera impossible de garder les yeux ouverts dans les rafales de neige…Cagoule, masque de ski, bonnet vissé sur la tête et capuche rabattue, je protège au mieux le moindre cm de peau pour éviter la morsure du froid..—
—Après quelques heures d’efforts, une première alerte, la peau de mon ski droit ne tient plus, le froid glacial a eu raison de l’efficacité de la colle qui la maintient à mon ski. Je m’arrête, mon guide m’aide à pulvériser un peu de colle en spray. Je tente de la recoller sur mon ski, ça fonctionne… J’envisage de rajouter un peu de colle sous mon autre ski, au cas où.. finalement j’y renonce il fait froid, le chemin est encore long et je ne veux pas perdre plus de temps… je réaliserai plus tard que c’était une erreur…
—Chacun avance à son rythme, notre guide devant, moi derrière lui et mon compagnon de cordée, moins rapide, en retrait. Nous restons à vue, mais très difficile de communiquer avec les hurlements incessants du vent. Soudain ce qui devait arriver arriva, mon autre peau se décolle… j’appelle le guide que j’ai en vue devant moi mais il ne m’entend pas.. pas très grave je sais que la colle est dans le sac de mon compagnon, qui lui se trouve derrière moi.. je récupère le spray de colle et tente d’en pulvériser sur ma peau de phoque synthétique.. le spray est quasi vide.. il ne me délivre pas une quantité de colle suffisante pour que je puisse réinstaller la peau sur mon ski… je dois me résoudre à ranger mes skis sur mon sac et à enfiler mes crampons plus tôt que prévu….
—Je dis à mon compagnon de partir devant, je le rattraperai. J’ajuste les crampons sur mes chaussures, j’ accroche mes skis sur les cotés de mon sac à dos, et je me mets en route… A cet instant je comprends que la suite de la progression ne sera pas une partie de plaisir. Je me suis bien préparé, je suis en forme, mais les skis fixés sur mon sac, même s’ils sont relativement courts et légers par rapport à des skis classiques, on une prise au vent qui me fait tituber sous les rafales, m’obligeant à un effort violent pour rester sur mes jambes. J’entame un combat contre le vent qui me coûtera énormément d’énergie et qui, je le sais, peut me coûter également le sommet…
Peu importe, je n’ai pas le choix, il faut avancer… Je me mets en route, retrouve un rythme correct malgré le vent qui souffle toujours plus fort… Je rattrape et dépasse mon compagnon. Je reviens à la hauteur de Yves, notre guide, qui a ralenti pour nous attendre , et je lui explique ce qu’il m’est arrivé. Il me dit de poursuivre à mon rythme, il va attendre notre compagnon qui n’est pas encore arrivé à notre hauteur.
—Je me replonge dans l’effort, je perds la notion du temps. Le jour se lève laissant apparaître doucement la formidable chaîne de montagnes du Caucase qui étire ses merveilleux sommets de plus de 5000m d’altitude sur près de 1000 km de long…C’est grandiose… j’en oublie presque la douleur de l’effort et la morsure du froid.
—Le vent se fait de plus en plus violent, la température a encore chuté avec le levé du jour. Je regarde plus bas derrière moi et j’aperçois mon guide, loin derrière dans la pente qui se fait de plus en plus raide. Pas de trace de mon compagnon.. Je décide de m’arrêter et d’attendre. Je pose mon lourd sac dans la neige et décide de profiter de ce moment de repos pour faire quelques images de ce paysage grandiose. Je retire une moufle en m’assurant qu’elle est bien retenue à mon poignet par sa dragonne afin qu’elle ne s’envole pas, je sors mon téléphone de la poche intérieure de ma veste gore tex, et je filme pendant quelques dizaines de secondes. Je range mon téléphone au chaud dans ma poche quand soudain, une rafale plus forte que les autres emporte mon sac, pourtant d’un poids conséquent, dans la pente… Dans un réflexe désespéré, je bondis sur le sac et réussis à le saisir avant qu’il ne prenne trop de vitesse et ne disparaisse… Ouf… je l’ai récupéré in extremis.. mais dans la précipitation je n’ai pas eu le temps de remettre ma moufle. Je me retrouve avec la main droite dans la neige, avec ce vent glacial qui accentue la sensation de froid.. tout ça n’a duré quelques dizaines de secondes mais ma main est déjà toute blanche, je ne la sens plus… je remets ma moufle pour tenter de réchauffer ma main inerte. Je réalise rapidement que cela ne sera pas suffisant. Je décide alors de retirer à nouveau ma moufle, j’ouvre mes vêtements et plaque ma main contre mon aisselle. Je sens qu’elle se réchauffe rapidement, une douleur intense l’envahit à mesure que la circulation sanguine se rétablit. J’en ai les larmes aux yeux tant cette douleur est vive… heureusement elle est le signe que ma main reprend vie.. Après quelques minutes elle est réchauffée, je remets ma moufle, tout va bien… J’ai eu chaud, si l’on peut dire…
—En montagne tout peut basculer en une fraction de seconde. J’ai négligé cette règle pendant un bref instant et cela à failli me coûter très cher.. Je resterai sur mes gardes à l’avenir…
Yves arrive à ma hauteur, il ne comprend pas ce qui est arrivé à notre compagnon pour qu’il soit si loin. Il va redescendre à ski à sa hauteur et me dit de continuer tranquillement en direction de la traversée. Je le regarde s’éloigner dans la pente et je reprends mon ascension.
J’apprendrai plus tard que notre compagnon a lui aussi connu de gros problèmes avec ses peaux qui ne collaient plus à ses skis et qu’il a du, comme moi, chausser ses crampons plus tôt que prévu, ce qui l’a considérablement ralenti.
—Il a pris énormément de retard et deux options se sont présentées à lui : redescendre ou grimper dans un ratrack qui le déposera à environ 5000m d’altitude, au pied de la traversée. Il choisira finalement la seconde solution, comme beaucoup en cette journée de tempête, qui, sans le recours à un engin motorisé, n’auraient pas été en mesure de rejoindre le sommet.
—L’Elbrouz est une étrange montagne sur les pentes de laquelle se côtoient deux mondes qui s’observent sans se comprendre.
Celui des alpinistes, des passionnés de montagne, et celui des consommateurs de montagne, qui achètent un sommet clés en main… Ils payent pour atteindre le sommet, quel que soit le moyen… quitte à utiliser motoneige et ratrack pour gravir les premières centaines de mètres de dénivelé et pour se faire redéposer au refuge… Etrange monde où la montagne est devenue un bien de consommation…
—J’arrive au niveau de la traversée, je retrouve avec étonnement mon compagnon que je n’ai pas vu passer devant moi dans le ratrack.
Notre guide nous rejoint bientôt et nous attaquons crampons aux pieds et toujours dans ces terribles bourrasques, la traversée qui va nous mener au col situé juste sous le sommet. Nous profitons d’un moment d’accalmie pour nous alimenter et boire un peu. Cette traversée, moins pentue que la première partie de l’ascension nous permet de retrouver un peu d’énergie même si elle est plutôt longue et monotone.
—Nous arrivons au col situé entre les deux sommets de la montagne, accueillis par de nouvelles bourrasques d’une violence inouïe.. Notre guide décide de laisser ses skis au col pour ne pas avoir à subir les effets de leur prise au vent dans la dernière partie de l’ascension très pentue. Je suis tenté d’en faire autant, me rétablir dans les rafales me coûte une énergie considérable, je commence à être très fatigué et le vent n’a pas l’air décidé à me faciliter la tâche jusqu’au sommet.. J’ai peur que toutes les forces que j’ai laissé en luttant contre le vent ne me coûtent le sommet… mais peu importe, je suis venu pour amener le Snooc sur le toit de l’Europe et il est hors de question que je renonce, quoi qu’il en coûte. Je serai donc le seul à garder mes skis avec moi..
—Nous reprenons notre route après une brève halte. La pente se raidit à nouveau fortement, le vent se déchaîne et tente sans cesse de me pousser hors de la trace. Je dois rassembler toute l’énergie qu’il me reste pour espérer atteindre le sommet.. je débranche mon cerveau pour oublier la souffrance.. Après un temps qui me paraît infini, nous approchons du but, encore quelques mètres et c’est le sommet… le vent hurle toujours, je suis épuisé, je lutte pour rester debout, mais je ne lâcherais pas maintenant, pas si près du but..
—Notre Guide passe devant pour les derniers mètres et tout à coup nous débouchons au sommet, enfin… Ca y est nous l’avons fait ! Le Snooc est sur le toit de l’Europe!!!!
—Difficile, voire impossible de se tenir debout tant le vent souffle, il fait très froid, pas le temps de savourer la victoire, ni même de verser une petite larme, nous devons redescendre.
–Je profite d’un abri relatif juste sous le sommet, pour mettre mon Snooc en configuration descente, siège fixé sur mes deux skis emboîtés l’un sur l’autre. Le vent violent a arraché toute la neige poudreuse et il ne reste que de la glace ou de la neige dure sur les pentes du volcan. Je vais me contenter de faire quelques virages entre les deux sommets, puis je redescendrai en crampon jusqu’à 5000m environ. A cette altitude je trouverai des conditions de neige qui me permettront d’effectuer le reste de la descente avec un minimun de risque.
—Une fois mes virages effectués, je redescend la traversée d’un pas léger malgré le vent qui souffle toujours aussi fort.
—Mon Snooc sur l’épaule je commence à prendre conscience de ce que j’ai réalisé malgré ces conditions difficiles. Je suis un peu déçu aussi de ne pas avoir pu effectuer ma descente depuis le sommet… mais c’est ainsi, c’est la montagne qui dicte ses règles et nous n’avons pas d’autre choix que de nous y soumettre.. Je m’estime heureux d’avoir pu atteindre le sommet sans assistance dans ces conditions.
—De retour sous la traversée je peux enfin m’installer sur mon siège et dévaler les 1200m de dénivelés qui me séparent du refuge. La neige est toujours relativement dure mais je choisis de passer dans les traces de ratrack, ce qui m’offre une neige un peu meilleure.
Le contre coup de la réussite du sommet est bien présent, la fatigue se fait sentir, je dois m’arrêter à plusieurs reprise pour récupérer.. Le temps à tourné, le soleil a laissé la place aux nuages et la visibilité tombe parfois à quelques mètres… Le vent est toujours aussi présent… mais peu importe, j’ai réussi, je suis épuisé mais heureux.. Je me laisse glisser jusqu’au refuge où j’arrive quasiment une heure avant mes compagnons qui sont rentrés par un itinéraire légèrement différent…
—Après environ quatorze heures de lutte contre les éléments, je m’affale sur la banquette qui se trouve dans le grand hall du refuge et je savoure l’instant présent.. tout simplement.. des images du sommet plein la tête et l’esprit déjà tourné vers la prochaine expédition …et vers la bonne bière que je vais boire tout à l’heure pour fêter notre réussite !!